jeudi 11 juillet 2013

Alfred Loisy (1854-1940)

Une victime de la crise moderniste 

Alfred Loisy est né dans la Marne, à Ambrières, d’une famille de cultivateurs. Trop chétif pour les travaux de la terre, mais très doué intellectuellement, ses parents l’envoient au collège de Saint Dizier. C’est durant ses études qu’il songe à devenir prêtre. En 1874, il entre au grand séminaire de Châlons en Champagne où il travaille l’hébreu par lui-même.

Ordonné cinq ans plus tard, il est nommé curé dans une paroisse rurale ; mais désireux de poursuivre sa formation théologique et biblique, il parvient à se rendre à Paris. Là, après avoir perfectionné ses connaissances de langues sémitiques, Mgr Hulst, recteur de l’Institut catholique, lui propose, en 1882, d’enseigner l’Ecriture Sainte.

Très vite, Loisy commence à critiquer ouvertement les ouvrages qui traitent de l’interprétation des textes scripturaires. Malgré le soutien que lui apporte Mgr Hulst, le supérieur du séminaire saint Sulpice interdit à ses séminaristes d’assister à ses cours.

En 1892, Loisy se voit contraint de ne plus enseigner que l’hébreu et l’assyrien. L’année suivante, il est sommé, par l’archevêque de Paris, de donner sa démission à la suite de plusieurs articles qu’il vient d’écrire sur la Bible. Dans l’un d’eux, il affirme que Moïse ne peut être l’auteur du Pentateuque1, et que les onze premiers chapitres de la Genèse ne sont pas historiques dans le sens que le langage moderne donne à ce mot :
« Le Pentateuque, en l’état où il nous est parvenu, ne peut pas être l’œuvre de Moïse. Les premiers chapitres de la Genèse ne contiennent pas une histoire exacte et réelle des origines de l’humanité.
Tous les livres de l’Ancien Testament et les diverses parties de chaque livre n’ont pas le même caractère historique.
Tous les livres historiques de l’Écriture, même ceux du Nouveau Testament, ont été rédigés selon des procédés plus libres que ceux de l’historiographie moderne, et une certaine liberté dans l’interprétation est la conséquence légitime de la liberté qui règne dans la composition.
L’histoire de la doctrine religieuse contenue dans la Bible accuse un développement réel de cette doctrine dans tous les éléments qui la constituent : notion de Dieu, de la destinée humaine, des lois morales.
A peine est-il besoin d’ajouter que, pour l’exégèse indépendante, les livres saints, en tout ce qui regarde les sciences de la nature, ne s’élèvent pas au dessus des opinions communes de l’antiquité…
On s’étonnera quelque jour2, même dans l’Eglise romaine - je veux du moins l’espérer - qu’un professeur d’université catholique ait été jugé tout à fait dangereux pour avoir dit, en l’an de grâce 1892, que les récits des premiers chapitres de la Genèse ne sont pas à prendre comme lettre d’histoire, et quel accord prétendu de la Bible avec les sciences naturelles est une médiocre plaisanterie3
. »

Sept ans plus tard, en publiant un article intitulé « La religion d’Israël », il ne fait que redire - comme l’affirmait déjà Galilée4 au XVIIème siècle - que la Bible ne cherche pas à nous enseigner le "comment" mais le "pourquoi" des choses :
« Les premiers chapitres de la Genèse ne nous apprennent pas et ne veulent pas nous apprendre dans quelles circonstances l’homme et la religion firent leur entrée dans le monde, et comment ils s’y comportèrent au cours des âges préhistoriques.
Ils nous font seulement entendre que l’homme parut sur la terre par la volonté et la vertu de Dieu en qualité de créature ; que ce fut dès l’abord une créature désobéissante et moralement déséquilibrée ; que Dieu néanmoins veillait sur l’humanité en ces temps reculés comme il a fait plus tard, et qu’il la gouvernait selon sa justice et sa miséricorde
. »

Loisy devient l’objet de polémiques qui ne cessent de s’amplifier. En dépit des semonces de l’archevêque de Paris qui fait mettre un de ses articles à l’Index, Loisy poursuit son travail. Cette fois, il déborde le cadre biblique pour réfléchir sur les rapports entre l’Evangile et l’Eglise, et sur la signification des dogmes.

Dans un ouvrage intitulé « L’Évangile et L’Église » qu’il publie en 1902, il écrit que l’Eglise, bien que n’ayant pas été fondée par le Christ, se situe dans la droite ligne de l’Evangile et s’inspire toujours de son message. Elle a simplement dû adapter son langage et son organisation au cours des siècles. Quant aux dogmes, lesquels, dit-il, ont été rédigés à des époques où la civilisation était différente de celle d’aujourd’hui, il est nécessaire qu’ils soient reformulés dans le langage contemporain et développés en fonction des connaissances nouvelles. Il faut, ajoute t-il, distinguer la formulation du dogme de la réalité qui le sous-tend et qui implique une réinterprétation et un approfondissement continuel :
« Tout ce qui est entré dans l’Évangile de Jésus, est entré dans la tradition chrétienne. Ce qui est vraiment évangélique dans le christianisme d’aujourd’hui n’est pas ce qui n’a jamais changé, mais ce qui, nonobstant tous les changements extérieurs, procède de l’impulsion donnée par le Christ, s’inspire de son esprit, sert le même idéal et la même espérance…
Jésus a annoncé le Royaume, et c’est l’Église qui est venue. Elle est venue en élargissant la forme de l’évangile, qu’il était impossible de garder telle quelle, dès que le ministère de Jésus eut été clos par la Passion…
Il est naturel que les symboles et les formulations dogmatiques soient en rapport avec l’état général des connaissances humaines dans le temps et le milieu où ils ont été constitués.
Il suit de là qu’un changement considérable dans l’état de la science peut rendre nécessaire une interprétation nouvelle des anciennes formules qui, conçues dans une autre atmosphère intellectuelle, ne se trouvent plus dire tout ce qu’il faudrait, ou ne le disent pas comme il conviendrait.
Dans ce cas, l’on distinguera entre le sens matériel de la formule, l’image extérieure qu’elle présente et qui est en rapport avec les idées reçues dans l’antiquité, et sa signification proprement religieuse et chrétienne, l’idée fondamentale, qui peut se concilier avec d’autres vues sur la constitution du monde et la nature des choses…
La vérité seule est immuable, mais non son visage dans notre esprit… Par suite de l’évolution politique, intellectuelle…une grande crise religieuse s’est produite un peu partout. Le meilleur moyen d’y remédier ne semble pas être de supprimer toute organisation ecclésiastique, toute orthodoxie et tout culte traditionnel, ce qui jetterait le christianisme hors de la vie et de l’humanité, mais de tirer parti de ce qui est, en vue de ce qui doit être ; de ne rien répudier de ce que les siècles ont transmis au nôtre ; d’apprécier comme il convient la nécessité et l’utilité de l’immense développement qui s’est accompli dans l’Eglise, d’en recueillir les fruits et de le continuer, puisque l’adaptation de l’Evangile à la condition changeante de l’humanité s’impose aujourd’hui comme toujours et plus que jamais
. »

Après les remous que suscitent ces propos5 - en particulier la phrase devenue célèbre: « Jésus a annoncé le Royaume, et c’est l’Église qui est venue » - Loisy décide de répondre rapidement aux critiques par un nouvel ouvrage : « Autour d’un petit livre ».

Il s’en prend à ses détracteurs à qui il reproche de ne pas avoir compris sa pensée et, parmi eux, à certains évêques qui le condamnent sans avoir pris le temps du dialogue :
« A de rares exception près, ceux qui sont assis sur les trônes restent immobiles et froids, comme si le prêtre homme de science leur était devenu étranger et suspect. Il ne leur vient même pas en pensée de l’interroger… Un évêque ne discute pas, il ne réfute pas, il condamne, disait naguère un des Prélats qui ont censuré « l’Évangile et l’Église ».
En effet, on voit de temps en temps, l’évêque allonger sa crosse, non pour guider l’exégète qui peine et qui s’épuise à réparer la négligence des temps passés, mais pour le frapper avec solennité.
Il se trouvait que celui qu’on voulait abattre était un exégète fantôme, qui avait derrière lui une idée. Chaque fois qu’il a mordu la poussière, l’idée s’est relevée l’instant d’après, souriante et forte, et l’ombre d’exégète a continué ses périlleux exercices.
On ne tue pas les idées à coup de bâton6
. »

Ci-dessous une belle page où Loisy appelle l’Église à ne pas se comporter comme une forteresse sur la défensive, mais comme un corps vivant qui s’ouvre aux idées nouvelles ; ce qui exige de sa part des efforts de formation intellectuelle et d’adaptation au monde nouveau :
« La question biblique tient à la question capitale de la formation intellectuelle des catholiques, à la question du régime intellectuel de l’Église. Pour subsister en France, le catholicisme a besoin, certes, de ne pas être un parti de réaction, soit dans l’ordre politique, soit dans l’ordre social. Cette condition, néanmoins, ne suffit pas, ou plutôt elle est irréalisable, et le catholicisme sera, par la force des choses, un parti, ce qu’il ne doit pas être, et un parti réactionnaire tant que l’enseignement ecclésiastique semblera vouloir imposer aux esprits une conception du monde et de l’histoire humaine qui ne s’accorde pas avec celle qu’a produite le travail scientifique des derniers siècles ; tant que les fidèles seront entretenus dans la crainte de mal penser et d’offenser Dieu, en pensant simplement, et en admettant, dans l’ordre de la philosophie, de la science et de l’histoire, des conclusions et des hypothèses que n’ont pas prévues les théologiens du Moyen Age ; tant que le savant catholique aura l’air d’être un enfant tenu en lisière et qui ne peut faire un pas en avant sans être battu par sa nourrice.
Une formation spéciale et défectueuse crée nécessairement une mentalité particulière et inférieure, laquelle entraîne après soi l’esprit de parti, la défiance à l’égard de ce qui est vraiment lumière et progrès.
La plus sage des politiques, la plus généreuse sollicitude pour les classes populaires n’assureraient pas chez nous l’avenir du catholicisme, si le catholicisme qui, étant une religion, est d’abord une foi, se présentait sous les apparences d’une doctrine et d’une discipline opposées au libre essor de l’esprit humain, déjà minées par la science, isolées et isolantes au milieu du monde qui veut vivre, s’instruire et progresser en tout.
On doit avoir le droit de dire ces choses, quand on a employé sa vie à montrer que la profession de catholicisme est compatible avec le plein exercice de la raison et les libres recherches de la critique.
On a écrit "l’Évangile et l’Église" afin d’expliquer comment le principe catholique, en vertu de son inépuisable fécondité, peut s’adapter à toutes les formes du progrès humain. Mais l’adaptation, dans le passé, ne s’est jamais faite sans effort. Il en sera de même à l’avenir7
. »

Soutenu par sept autres évêques, l’archevêque de Paris se rend à Rome pour obtenir la condamnation de l’exégète. Le pape Léon XIII (1878-1903) s’y refuse. Mais dès l’avènement du pape Pie X (1903-1914) le Saint Office met cinq ouvrages de Loisy à l’Index.

Pressentant sa condamnation, Loisy écrit au pape une lettre qui révèle la tension intérieure qui l’habite : doit-il choisir l’obéissance à l’Eglise ou aux conclusions de ses travaux scientifiquement établies ?

Ci-dessous le passage le plus significatif de cette lettre :
« Très Saint Père, je veux vivre et mourir dans la communion de l’Église catholique. Je ne veux pas contribuer à la ruine de la foi dans mon pays. Il n’est pas en mon pouvoir de détruire en moi-même le résultat de mes travaux… »

Considérant comme une lâcheté la soumission totale que lui réclame le pape, Loisy reprend, en 1905, ses publications. La sanction est alors inévitable. Durant l’année 1907, le Saint-Siège fait paraître successivement :
  • le décret « Lamentabili » qui débute par ces mots :
    « Tout le monde sait que le prêtre Alfred Loisy, habitant dans le diocèse de Langres, a enseigné et publié des théories qui ruinent le fondement même de la foi chrétienne. »,
    Le décret condamne 65 propositions dont 55 sont directement tirées des ouvrages de Loisy, telles celles-ci :
    1- « La loi ecclésiastique qui prescrit de soumettre à une censure préalable les livres traitant des Saintes Ecritures ne s’étend pas aux chercheurs qui font la critique ou l’exégèse scientifique des livres de l’Ancien et du Nouveau Testament. »
    20- « La Révélation n’a pu être autre chose que la conscience que l’homme a acquise de sa relation à Dieu. »
    36- « La Résurrection du Sauveur n’est pas proprement un fait d’ordre historique, mais un fait d’ordre purement surnaturel, ni démontré, ni démontrable, que la conscience chrétienne a peu à peu fait découler d’autres données. »
    40- « Les sacrements sont nés de ce que les Apôtres et leurs successeurs ont interprété une idée, une intention du Christ, sous l’inspiration et la poussée des circonstances et des événements. »
    52- « Il n’a pas été dans la pensée du Christ de constituer l’Eglise comme une société destinée à durer sur la terre au cours d’une longue suite de siècles; au contraire, dans la pensée du Christ le Royaume des Cieux devait arriver bientôt, en même temps que la fin du monde. »
    65- « Le catholicisme d’aujourd’hui ne peut se concilier avec la vraie science, à moins de se transformer en christianisme non dogmatique, c'est-à-dire, en un christianisme protestant large et libéral8. »
  • l’encyclique "Pascendi" qui condamne le « modernisme9 », mais sans éclairer vraiment ce que recouvre ce mot.
Excommunié comme « vitandus10 » l’année suivante, Loisy s’écrie par deux fois dans son indignation :
« Je portais en moi le germe du travail rationnel non assujetti à l’autorité d’un maître, mais ce n’était pas un rationalisme conscient car je n’avais pas la moindre envie de m’émanciper à l’égard du dogme et de la discipline ecclésiastique…. »
« L’Église a frappé en moi la liberté du travail scientifique et la sincérité du savant. J’ai défendu contre elle la dignité de la personne humaine dans les œuvres de l’esprit. »

Quelques mois après son excommunication, il est élu au Collège de France comme professeur d’histoire des religions ; un poste qu’il occupera jusqu’en 1933. Au-delà de cette date, il partagera son temps et le travail qu’il poursuit, entre son domicile parisien et sa petite maison à Ceffonds, en Haute Marne, où il mourra.

Sur sa tombe, dans son village natal d’Ambrières, on trouve cette inscription : « Alfred Loisy prêtre » et ces quelques mots en latin : « Tuam in votis tenuit voluntatem11 ».

Loisy est le symbole de tous les chrétiens - prêtres pour la plupart - qui, dans leurs efforts courageux pour renouveler l’expression de la foi, ont peut-être parfois commis l’erreur de subordonner le message biblique aux sciences modernes12. Ils ont payé cette erreur - pour le moins excusable, vu le caractère périlleux de leur entreprise - d’une condamnation ecclésiastique qui aurait pu être évitée si le climat général qui régnait chez certains chrétiens avait été autre que celui de l’intolérance, de la suspicion et de la délation13.

Au sujet de cette période étouffante et éprouvante pour les chrétiens désireux de rétablir le dialogue entre les scientifiques et l’Église, ce jugement d’un évêque - s’il avait été entendu - aurait permis d’éviter beaucoup de souffrance et d’amertume :
« Je crois que notre Seigneur est plus indulgent que nous pour ces pauvres âmes qui ont peut-être péché, mais qui ont pleuré, souffert, cherché la vérité, résisté aux tentations du doute, ce que ne comprennent pas les immaculés de l’orthodoxie. »

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1 Le Pentateuque est la partie de la Bible qui comprend la Genèse, l’Exode, les Nombres, le Lévitique et le Deutéronome.
2 Et en effet ces affirmations de Loisy ne font plus difficultés aujourd’hui pour les exégètes.
3 Loisy fait ici, allusion à ceux qui pratiquent ce qu’on appelle le "concordisme", c'est-à-dire une méthode qui consiste à faire concorder artificiellement les faits tels que les décrit la Bible avec les conclusions de la science. C’est ainsi, par exemple, que certains chrétiens iront jusqu’à échafauder une hypothèse qui connaîtra un grand succès, à savoir que Dieu n’a pas créé le monde en six jours, mais en six périodes ; chacune correspondant d’après eux, aux périodes géologiques énoncées par la science.
4 Lorsqu’il est accusé de contredire l’Écriture en affirmant que c’est la terre qui tourne autour du soleil et non l’inverse, Galilée (1564-1642) réplique en disant : « Nous n’avons pas à chercher dans l’Écriture un enseignement proprement dit d’astronomie. L’intention du Saint Esprit est de nous enseigner comment on va au ciel et non pas comment va la terre. »
5 Les réactions sont très diverses ; certains sont scandalisés, d’autres enthousiasmés, d’autres réservés.
6 « Autour d’un petit livre ». 1903.
7 « Autour d’un petit livre ».
8 On ne peut pas ne pas faire le rapprochement entre le "Syllabus" sous le pontificat de Pie IX (1864) condamnant les principales erreurs à l’extérieur de l’Eglise et le décret "Lamentabili" sous Pie X qui condamne cette fois les erreurs à l’intérieur de l’Eglise.
9 Ce terme modernisme est employé la première fois par un certain Mgr Begnini (membre de la Curie pontificale) farouchement opposé à toute étude critique de la Bible. Soutenu par Pie X qui lui confie un poste à la Secrétairerie d’État du Vatican, il fonde une société secrète connue sous le nom de "La Sapinière", chargée de démasquer les personnes soupçonnées de modernisme, puis de les suspendre de leur fonction.
10 Mot signifiant que Loisy "doit être évité" par toute personne.
11 Une expression qu’on peut traduire de la façon suivante : "Il a respecté Ta volonté selon Tes voeux".
12 Il est notamment reproché à Loisy de considérer que la critique biblique doit être totalement autonome vis-à-vis du magistère ecclésiastique.
13 Dans le milieu des chrétiens dits "intransigeants" qui créent un climat de méfiance à l’égard de tous ceux qui s’ouvrent au monde moderne, se forme un réseau international sous le nom - comme on l’a souligné plus haut - de la "Sapinière" qui passe systématiquement au peigne fin tous les ouvrages religieux et les dénonce au Saint Office.

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